Le Canada se lance dans l’un des plus importants projets d’investissement en défense de son histoire moderne. Le gouvernement a annoncé qu’il avait l’intention de tripler ses dépenses en défense, soit d’y consacrer plus de 1,2 billion de dollars canadiens (900 milliards de dollars américains) en dépenses totales au cours des dix prochaines années.
La hausse des dépenses créera des occasions pour les entreprises de l’ensemble de la base industrielle canadienne, y compris pour beaucoup d’entreprises qui ne se sont jamais considérées comme faisant partie du secteur de la défense. Et cette hausse a le potentiel de stimuler la croissance économique et l’innovation.
Le Canada peut saisir ces occasions et faire en sorte que le renforcement de ses capacités en défense offre le plus grand avantage économique, en élargissant sa base industrielle. Les programmes prioritaires, tels que les destroyers, les sous-marins et les avions militaires, représentent à la fois une occasion d’élargir les capacités des entrepreneurs principaux nationaux et d’intégrer plus d’entreprises nationales dans les chaînes de valeur des entrepreneurs de nations alliées. Les secteurs public et privé devront collaborer de près pour coordonner les investissements afin de s’assurer que l’industrie canadienne développe les capacités et la portée nécessaires.
Le nouveau plan d’investissement en défense
L’objectif du gouvernement est d’investir 5 % du PIB dans la défense d’ici 2035, contre seulement 1,4 % en 2024. Le Canada progresse déjà dans l’atteinte de son objectif grâce à une augmentation des dépenses en défense de 9 milliards de dollars dès 2025, pour atteindre 2 % du PIB dans l’année. Les augmentations prévues s’élèveraient à un investissement supplémentaire cumulatif de 540 milliards de dollars au cours des dix prochaines années, ce qui représente presque le double des prévisions de 2024.
Bien qu’il faille en établir les détails, le plan exige des changements structurels dans la façon dont le Canada investit dans le secteur de la défense. Cela comprend :
- Une forte augmentation des fonds consacrés à l’équipement, de 19 % à l’heure actuelle à 35 % d’ici 2030, en mettant l’accent sur les destroyers, les sous-marins et les systèmes de défense aérienne ;
- Environ 285 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures, à la fois « à double usage » et spécifique à la défense, des ports maritimes de l’Arctique aux centres logistiques du Nord, en passant par les réseaux de télécommunications et les réseaux électriques améliorés, selon notre analyse ;
- La volonté d’utiliser les dépenses en défense pour favoriser l’élargissement des industries canadiennes, mise en œuvre par une nouvelle agence d’approvisionnement consacrée à la défense.
Dans le cadre du nouveau plan de dépenses échelonné sur les dix prochaines années, on devrait consacrer environ 550 milliards de dollars pour les plateformes en défense. Bien que les détails n’aient pas encore été publiés, notre analyse suggère que la plus grande partie des dépenses sera consacrée aux plateformes navales, avec en tête les destroyers de la classe Fleuves et rivières, et par le remplacement à venir de la flotte de sous-marins du Canada.
Le Canada dépensera également une somme importante pour les capacités spatiales et aériennes. Ses priorités sont notamment la modernisation du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord et les programmes de renseignement, de surveillance et de reconnaissance dans l’Arctique. On accordera probablement moins d’attention aux systèmes terrestres et aux systèmes de missiles, même si l’on prévoit de nouvelles occasions dans le secteur des véhicules blindés et des systèmes sol-air de prochaine génération.
Opportunités pour l’ensemble de la base industrielle
Le nouveau plan des dépenses en défense créera des opportunités importantes pour les entreprises canadiennes, des entrepreneurs traditionnels en défense aux entreprises en démarrage, en passant par les entreprises d’infrastructures. Nous estimons que près de 85 % des dépenses prévues restent à être attribuées, et constituent encore des espaces de croissance pour les joueurs de l’industrie. De plus, 30 % de ces dépenses peuvent bénéficier à des entreprises qui n’appartiennent pas au secteur de la défense et servir aux chaînes d’approvisionnement des entrepreneurs principaux en défense.
Les infrastructures sont une autre priorité. En effet, le Canada a l’intention d’atteindre un nouvel objectif d’investissement de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) de 1,5 % du PIB pour les infrastructures à double usage desservant les fonctions militaires et civiles, pour un total de 250 milliards de dollars au cours des dix prochaines années. Selon les priorités énoncées, nous prévoyons que les nouveaux projets d’envergure comprendront des routes nordiques et des centres logistiques, un port de l’Arctique en eaux profondes et des infrastructures pour le soutien de l’exploitation minière, le raffinage et le transport de minéraux essentiels. L’investissement dans les infrastructures militaires, comme le logement pour les Forces armées canadiennes, devrait également plus que doubler chaque année pour atteindre 35 milliards de dollars en 2035.
Trois types d’entreprises sont positionnées pour saisir les opportunités offertes dans le secteur de la défense :les entrepreneurs principaux en défense, soit ceux qui sont responsables de la conception, de l’intégration et de la livraison de plateformes de défense complètes ; les fournisseurs secondaires ou tertiaires, produisant notamment de l’équipement et de composantes spécialisées; et les entreprises d’infrastructure (Voir l’annexe 1).
Entrepreneurs principaux en défense : Les entrepreneurs principaux des secteurs naval et spatial au Canada sont bien placés pour profiter des nouvelles dépenses. D’autres domaines, comme les aéronefs, les systèmes terrestres et les systèmes de missiles, sont principalement desservis par des entrepreneurs principaux étrangers, bien qu’une partie de ce travail soit effectuée par des branches canadiennes d’entreprises étrangères, comme General Dynamics et Bell Textron.
Il sera essentiel pour le Canada de favoriser la production locale de ces programmes mondiaux afin de maximiser l’impact économique direct et indirect des dépenses sur les plateformes. Cela offrira également des occasions aux fournisseurs nationaux de participer aux chaînes de valeur de la plateforme mondiale. La hausse des dépenses crée également une occasion de stimuler le développement de quelques nouveaux champions nationaux au cours des dix prochaines années.
Subscribe to our Public Sector E-Alert.
Fournisseurs secondaires et tertiaires : Jusqu’en 2035, environ 170 milliards de dollars du volet des dépenses consacrées à l’équipement de défense seront accessibles aux fournisseurs de sous-systèmes, aux entreprises de technologie à double usage et aux entreprises spécialisées dans les services tels que l’entretien, la réparation, la révision, la simulation et la formation. Comme pour l’augmentation des capacités pour le secteur militaire en Europe, ces possibilités s’étendent également aux entreprises qui ne se consacrent pas généralement à la défense. Les sociétés canadiennes de pointe dans les domaines de l’aérospatiale, des logiciels et de logistique et qui participent déjà aux chaînes d’approvisionnement mondiales de premier plan sont particulièrement bien positionnées pour obtenir des contrats.Il existe également un potentiel important pour les petites entreprises émergentes, notamment celles qui se consacrent aux progrès dans des secteurs de pointe tels que les drones, le contrôle autonome et la connectivité. En s’intégrant aux grandes chaînes d’approvisionnement mondiales, ces entreprises peuvent accéder à des opportunités à encore plus grande échelle, à condition qu’elles puissent répondre aux exigences relatives à la certification, à la sécurité et auxcapacités spécifiques à la défense.
Entreprises d’infrastructure : Le troisième grand vecteur d’opportunité, évalué à environ 250 milliards de dollars, est celui de l’investissement dans les infrastructures à double usage. Les entreprises d’ingénierie, de construction, d’énergie et de télécommunications qui exercent déjà leurs activités à l’échelle nationale sont bien placées pour saisir cette occasion. Le meilleur potentiel réside dans de nouveaux projets, y compris les routes nordiques, les ports en eaux profondes et les centres logistiques conçus pour renforcer la résilience de la chaîne d’approvisionnement et la souveraineté de l’Arctique. Ces investissements permettront non seulement d’appuyer la préparation à la défense, mais aussi d’entraîner des avantages économiques et sociaux durables, partout au Canada. Cependant, la qualification de « double utilisation » reste à être précisément définie. Alors que le cadre d’investissement prend forme, il sera essentiel de s’assurer que la désignation sera en vecteur de rapidité et de coordination, plutôt que de complexité supplémentaire.
Maximiser l’avantage économique du Canada
L’investissement du Canada en défense devra chercher à équilibrer trois objectifs nationaux : fournir aux Forces armées canadiennes un équipement de classe mondiale, maximiser la valeur pour les contribuables et renforcer la souveraineté industrielle nationale. (Voir l’annexe 2.)
Pour atteindre cet équilibre, des compromis seront nécessaires. Par exemple, les entrepreneurs principaux canadiens peuvent avoir des capacités de classe mondiale, mais des structures de coûts plus élevées en raison de l’échelle limitée, tandis que les fournisseurs plus abordables peuvent avoir des capacités inférieures à celles des entrepreneurs principaux internationaux. Pour trouver le bon équilibre, il faudra également une stratégie délibérée et une coordination soutenue entre les secteurs public et privé. Ces mesures seront essentielles pour que le nouveau plan d’investissement dans la défense donne lieu à des projets réalisables.
L’atteinte de ces objectifs nationaux devra s’appuyer sur trois groupes de mesures, supportés tant par les secteurs public que privé :
1. Élaborer conjointement une feuille de route stratégique de dix ans pour le secteur public et privé : Le Canada doit élaborer une feuille de route pour les nouvelles dépenses en défense qui sera suffisamment transparente pour le secteur privé. Cette clarté permettra aux entreprises d’amasser des capitaux ainsi que d’accroître leurs capacités et leurs activités.
Mesures du secteur public :
- Produire des prévisions détaillées de la demande et des dépenses futures en matière de défense afin que les entreprises puissent harmoniser leurs plans d’investissement et de développement des capacités ; Mettre à jour la feuille de route tous les deux à cinq ans ;
- Collaborer avec les institutions de développement économique et avec l’Agence de l’investissement pour la défense nouvellement annoncée afin de coordonner le développement industriel avec les besoins prévus en défense ; Coordonner la planification des ressources, comme les stratégies de main-d’œuvre, et assurer l’accès au matériel.
Mesures du secteur privé :
- Élaborer des stratégies d’entreprise et mobiliser des ressources pour répondre aux besoins du Canada en matière de défense et combler les lacunes industrielles ;
- Expliquer clairement les avantages d’intégrer les entreprises canadiennes plus globalement dans l’écosystème de la défense en termes d’économie, de marché du travail, de sécurité nationale et de développement de capacités nationales plus solides ; Présenter leur proposition de valeur au gouvernement fédéral, individuellement et dans le cadre de grappes industrielles.
2. Production locale de programmes mondiaux : Le budget de défense du Canada, même après les augmentations récentes, ne représente qu’environ 1 % des dépenses en équipement de l’OTAN et 10 % des dépenses des États-Unis. Par conséquent, le Canada a une capacité limitée à créer des champions nationaux de la défense s’il s’appuie uniquement sur sa demande interne. Il faut plutôt mettre favoriser les opportunités de participer à des programmes mondiaux en tirant parti de la solide expertise industrielle du Canada dans certains domaines, incluant la fabrication d’aéronefs, la robotique spatiale et les plateformes de microsatellites.
Mesures du secteur public :
- Cartographier l’écosystème du secteur de la défense du Canada pour cerner et appuyer les entreprises bien établies et les entreprises émergentes afin qu’elles deviennent concurrentielles à l’échelle mondiale dans certaines parties des chaînes de valeur des plateformes ; Cerner les technologies qui sont essentielles pour répondre aux priorités mondiales futures dans lesquelles l’industrie canadienne se démarque.
- Former des partenariats avec des alliés pour cerner les programmes où le Canada peut contribuer aux capacités essentielles et jouer un rôle stratégique à l’échelle mondiale. Un examen conjoint des programmes de défense antérieurs pourrait aider à cerner les stratégies gagnantes et les faiblesses des approches passées.
- Renforcer la responsabilité des fournisseurs étrangers qui ont pris du retard dans le respect de leurs obligations de contribuer à l’économie du Canada dans le cadre du programme d’avantages industriels et technologiques.
Mesures du secteur privé :
- Établir des partenariats avec des entrepreneurs principaux et d’autres membres de l’écosystème de la défense pour qu’ils s’intègrent à des programmes ciblés ;
- Collaborer avec des décideurs pour cerner et façonner les occasions pour les entreprises nationales de participer aux chaînes d’approvisionnement de la plateforme de défense ;
- Collaborer avec les établissements universitaires pour développer les talents et avancer la recherche pour les technologies nécessaires aux systèmes de défense avancés.
3. Instaurer les conditions favorables : Pour avoir accès au marché de la défense, les entreprises canadiennes doivent apprendre à gérer des règles complexes, des processus d’approbation longs et un accès limité au capital. Ces conditions se traduisent en projets coûteux, chronophages et risqués, ce qui peut décourager les nouveaux venus, entraver l’innovation et réduire la résilience de la base industrielle. Il est essentiel de libérer le marché de ces obstacles.
Mesures du secteur public :
- Simplifier les processus d’approvisionnement en adoptant une approche axée sur les résultats, en allégeant les procédures et en accélérant les programmes d’intégration pour les petites et moyennes entreprises ;
- Accélérer l’accès aux capitaux pour les projets de défense en simplifiant les politiques de subventions et de contributions, en renforçant la responsabilisation envers les résultats et en harmonisant le financement public et privé avec des priorités clairement articulées.
Mesures du secteur privé :
- Assurer l’accès aux talents, au capital et aux intrants essentiels pour saisir les occasions du marché et permettre une expansion rapide ;
- Mettre à niveau les processus et l’infrastructure pour respecter les normes en matière de défense et obtenir les certifications et les habilitations de sécurité nécessaires ;
- Collaborer avec le secteur public pour promouvoir et soutenir l’acceptabilité sociale des investissements dans la défense.
En plus de renforcer la sécurité nationale, l’augmentation des investissements en défense est une occasion historique pour le Canada de transformer pratiquement toute sa base industrielle, de mettre à niveau ses infrastructures, d’améliorer sa résilience et d’amener les entreprises nationales à se positionner sur la scène mondiale dans un éventail de secteurs de nouvelle génération. Pour maximiser ce potentiel, il faudra s’assurer d’une coordination des secteurs public et privé pour s’assurer d’harmoniser les investissements avec les besoins futurs en matière de défense et que l’augmentation du financement entraîne le plus d’avantages possibles pour l’économie canadienne.
Les auteurs souhaitent reconnaître la contribution de Luc Cassivi, Nancy Chahwan, Andreanne Leduc, Adam Gordon, Eliot Vincent et Christine Wurzbacher à cet article.